- Je ne vous demande pas de m'aider madame, je vous demande simplement une bouteille de sirop pour la toux, grogna Lucie.
La préparatrice en pharmacie la détailla. Elle n'avait pas le droit de vendre aux sans-abris de quoi « planer » et c'était la troisième fois cette semaine que Lucie venait s'approvisionner sans ordonnance à son guichet. Ses longs cheveux blonds, sales et emmêlés, les cernes sous ses yeux bleu ternes, sa maigreur évidente, la crasse recouvrant toute les parcelles de sa peau nue, son grand pardessus d'homme, déchiré et malodorant, sa jupe trop courte pour sortir par un tel froid, tachée et mise de travers, son gilet de grosse laine trouée, son top noir, troué lui aussi et ses gants auxquels il manquaient quelques doigts, rien chez cette femme ne pouvait mentir. Elle était SDF. La préparatrice en pharmacie sentait le regard inflexible de son supérieur lui lacérer le dos.
- Madame, je suis désolé mais je ne vais pas pouvoir vous servir aujourd'hui. Il y a un refuge plus bas, à l'angle de la quinzième rue et de ...
- Ca va je sais, ils ne peuvent plus rien pour moi là-bas, et ici non plus visiblement. Ciao !
Lucie quitta la pharmacie bredouille. Il lui faudrait trouver ou se fournir rapidement, mais pour l'heure, une autre priorité l'obsédait littéralement. Elle s'engouffra dans la première ruelle sombre qu'elle croisa et entre un conteneur à ordures et une flaque d'urine, elle prit sa dernière dose d'héroïne. Elle avait indéniablement besoin d'argent et dans sa nouvelle planque il lui restait tout au plus cinquante euro. Les contours du monde autour d'elle devinrent incertain, flou et bientôt toutes les formes, les couleurs et les sons se confondirent pour former un tout étrangement noir. Un néant si profond qu'il lui fallut plusieurs heures pour en sortir. A son réveil, la nuit était tombée, elle ne savait pas quelle heure il était mais, titubant, elle regagna son nouveau squat.
Il s'agissait d'une ancienne usine de recyclage de boites de conserves. Transformée en maison close au rabais, ouverte aux quatre vents. Des droguées vivaient là et gagnait l'argent si rare dont elles avaient toutes besoin pour payer leur dealer, parfois elles reversaient même un pourcentage à des rabatteurs pour celles qui avaient eu le malheur de se laisser prendre dans les filets d'un mac. Lucie, elle, avait la chance ironique d'être son propre mac. Ce que Lucie gagnait lui revenait pleinement. Sa « chambre » se trouvait juste à l'entrée de l'usine, dans l'ancien bureau du concierge. Elle avait posé son matelas usé, tout droit sorti des ordures, sur le bureau abandonné là. Dans un angle, il y avait un fauteuil tout défoncé. Il était déjà là lorsqu'elle était arrivée, elle trouvait qu'il donnait un air faussement chaleureux à cette pièce décrépie. Dans un coin, juste à côté de son lit de fortune, une lampe tentait éclairer tant bien que mal la scène en déversant autour d'elle une faible lueur vacillante au grès des fluctuations de courant électrique. Elle accrocha une petite culotte à la poignée de la porte avant de la claquer derrière elle. Ainsi, le prochain client passant par-là comprendrait qu'une fille était libre. Tel était le code en vigueur ici. Cette invention n'était pas d'elle, elle l'avait adopté de force en venant ici et ne l'appliquait que lorsque ses poches étaient vides. Ce qui arrivait de plus en plus souvent ces dernier temps. Elle ne parvenait pas à se souvenir si elle avait augmenté ses doses d'héroïne, si elle se piquait plus souvent ou bien si elle mangeait plus de bonbons. En tout cas l'argent manquait de plus en plus vite et elle devait de plus en plus souvent faire ce genre de chose. Elle retira son manteau, ses gants, son gilet et ses chaussures. Elle noua son top de manière à seulement recouvrir sa poitrine. Son élasticité permettrait facilement de le retirer selon les demandes des clients. Elle retroussa sa jupe, sous laquelle elle ne portait aucun sous vêtement, pour la raccourcir davantage. Elle compta le nombre de préservatifs caché sous la table de manière habile, collés à l'aide d'un chewing-gum. Assise sur le lit, elle attendait. La baie vitrée crasseuse dans son dos déversait sur elle une lumière sinistre, mélange de la lueur de la lune et de celle des réverbères municipaux.
Lorsque Paul et Marc poussèrent la porte de la première chambre libre, juste après l'entrée dans l'ancienne usine, c'était la première fois pour eux qu'ils mettaient les pieds dans une maison close. Hors des heures de travail bien entendu, et aucun d'eux ne s'attendait à ça. Allongée là sur un matelas douteux posé sur une table, dans la fraicheur de cette nuit de novembre, une femme splendide exposait à leurs yeux son corps souligné par la lueur de la lune se déversant par les vitres sale sur sa peau pale et par une lampe à la lueur faible brillant juste sur sa droite. Son visage fermé, sa gorge tendre, sa poitrine victorieuse, ses bras fins, son ventre plats et cette toison brune entre ces jambes fuselées appelaient au désir. Une femme splendide et mystérieuse comme elle le fut jadis. Splendide ... à première vue seulement. A y regarder de plus près, son visage était creusé, des cernes alourdissaient son regards vide et agar, ses bras marqué de bleu et de trace de piqure étaient, à l'instar du reste de son corps, d'une maigreur terrifiante. Lorsqu'elle tourna vers eux ses grands yeux ternes, elle repoussa ses longs cheveux en arrière et se dressa sur un coude. Elle les dévisageât, tous les deux pantois, immobiles et silencieux dans l'encadrement de la porte. Balançant ses longues jambes par-dessus le rebord du matelas, elle s'assit face à eux, dans la lumière de la lune. Sur sa poitrine trônait une vilaine cicatrice, semblant résulter d'un marquage au fer rouge, une boursouflure bien vieille, un symbole d'appartenance que Paul connaissait trop bien.
- Qu'est-ce que vous avez, vous les mecs ? Z'êtes pas les premiers à vous pointez chez moi à plusieurs ce soir. Si vous n'attendez personnes de plus il serait judicieux de fermer la porte. Je ne sais pas ce qui vous éclate, donc si votre trip c'est de regarder, le spectateur s'installe dans le fauteuil pendant que je m'occupe de l'autre. Je vous préviens si c'est chacun son tour, c'est plus cher, cinquante chacun. Je ne fais rien du genre partie à plusieurs, pour ça, faut voir avec Ruby, troisième chambre sur la droite, c'est la moins chère et elle n'a pas de limite quant au nombre d'invités, si vous voyez ce que je veux dire, elle fait dans tous les styles. Je ne vous ai jamais vu avant, donc je préviens je fais rien sans préservatif, j'veux pas me retrouver en cloque, ok ? Mes copines qui l'ont été sont toutes mortes dans la rue. Trêve de blablas, j'ai pas toute la nuit, sinon vous faite une rallonge.
Jetant à Paul un préservatif, qu'il ne rattrapa pas, elle se renversa sur la table, jambe écartées. Paul et Marc échangèrent un regard incrédule.
- Euh madame ... commença Paul.
- Madame ? Ce que c'est formel tout ça ! Tu veux que je t'aide à démarrer ? Pas de problème mon chou, je te fais la totale, pour le même prix, le coupa Lucie.
Se levant de la table, elle avança vers lui d'un pas chaloupé, glissa ses mains sur le torse de Paul, jusqu'à sa ceinture. Un à un, elle dégrafa les boutons de son jeans.
- Madame Hogan ! Nous ferions mieux d'en rester là avant d'aller trop loin, lança Paul, sortant sa carte de police.
- Quoi ? Qu'est-ce que vous me voulez ?
- Je propose que vous vous mettiez quelque chose sur le dos avant de poursuivre, lança Paul les yeux rivés dans ceux de Lucie, alors qu'il refermait son pantalon.
- Votre collègue n'a pas l'air de cet avis, remarqua Lucie.
Paul se retourna et fusilla Marc du regard.
- Soyez clémente, il est jeune et manque d'expérience dans beaucoup de domaines, en particulier pour ce qui est des femmes de toutes évidences, répondit Paul, tendant son par-dessus à Lucie.
Elle ricana et repoussa de la main la proposition du policier. Elle enfila à la hâte ses habits et se retourna vers les deux hommes toujours aussi silencieux.
- Bon qu'est-ce que vous me voulez ? Je ne fais rien d'illégal, je ne tapine pas, lança Lucie en croisant les bras.
- Nous ne sommes pas là pour votre activité professionnelle, Madame Hogan, tempera Paul. Vous ne vous souvenez certainement pas de moi, cela remonte à longtemps maintenant. Je suis Paul Stenson et mon coéquipier s'appelle Marc Forg. Je pense que nous devrions parler de ça ailleurs. De mauvaises personnes pourraient entendre ce que je vais vous dire. Il y a un café ouvert de nuit un peu plus haut dans la rue, nous savons qu'il est sûr, acceptez-vous de nous suivre ?
- Qu'est ce qui me prouve que vous n'êtes pas de faux flics ?
- Si je vous dis que nous sommes ici parce que nous cherchons à rouvrir l'enquête sur la disparition de Sarah, vous allez me faire confiance ?
Go-Ask-Alice, Posté le vendredi 22 août 2014 00:18
Wohoo! Je me souvenais plus trop du début de cette histoire! Je suis contente que tu la continue, c'est super!